vendredi 6 mars 2009

Noël 2007: Apprendre à lire :« les contraintes de l’architecture de notre cerveau ».

Note de lecture du Dr Ghislaine WETTSTEIN-BADOUR- fransya@fransya.com
concernant l’ouvrage de M. Stanislas DEHAENE « Les neurones de la lecture »

M. Stanislas DEHAENE, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale et membre de l’Académie des Sciences, est l’auteur de l’ouvrage « Les neurones de la lecture », publié en août 2007 aux Editions Odile Jacob.

Ce livre remarquable montre ce qu’est aujourd’hui « la science de la lecture » et en quoi ses apports peuvent permettre d’adapter les propositions pédagogiques aux exigences du fonctionnement cérébral.

Travaillant moi-même depuis de très nombreuses années sur ce sujet dans le cadre de la recherche appliquée, je ne peux qu’être passionnée par cet ouvrage dans lequel je retrouve tant de données et de réflexions dont j’ai fait part dans mes publications antérieures.(*1) Ce livre, qui allie les connaissances très vastes de son auteur à ses travaux personnels et ceux des chercheurs qui l’entourent, devrait constituer un apport du plus haut intérêt pour tous ceux qui sont concernés par l’apprentissage de la lecture chez l’enfant. Il aide également à comprendre comment notre cerveau a généré la lecture et montre comment l’étude de cette fonction cognitive complexe, réservée à l’Homme parmi tous les primates, peut constituer un modèle pour aborder la compréhension du fonctionnement neuronal qui accompagne les expressions les plus évoluées de la Culture.

Il n’est pas possible, en quelques pages, de commenter de manière détaillée les arguments scientifiques avancés par l’auteur. J’y consacrerai ultérieurement une étude plus approfondie pour préciser certains points qui me semblent mériter discussion. Je n’aborderai pas non plus tous les champs de réflexion ouverts dans cet ouvrage. J’insisterai simplement sur les apports essentiels qui, en partant des acquis de la recherche concernant les processus de la lecture, aboutissent à des applications pédagogiques concrètes.

Les mécanismes de la lecture

M.DEHAENE dissèque tout particulièrement les mécanismes qui permettent de passer de la vision du texte à sa compréhension. Il insiste, à juste titre, sur le premier stade du traitement visuel qui consiste à éclater la chaîne écrite en fragments susceptibles d’être reconnus chacun par un photorécepteur distinct sur le centre de la rétine. Ces signes élémentaires sont ensuite traités en parallèle et recombinés dans les différents niveaux d’intervention du système visuel. L’acquisition de la lecture est ainsi liée à une « capacité d’attention aux détails pertinents » perçus par les récepteurs visuels qui différencient les lettres les unes des autres, mode de traitement qui « ne laisse pratiquement aucun rôle » à la perception de « la forme globale des mots » dans la lecture.

L’auteur montre ensuite que la compréhension du sens de l’écrit nécessite à la fois la prise de conscience du son que chaque signe (ou groupe de signes) graphique représente ainsi que de la mobilisation des données incluses dans les différents lexiques contenus dans le cerveau, en particulier ceux qui permettent la reconnaissance de la forme orthographique et grammaticale des mots.

C’est là qu’intervient la région occipito-temporale gauche vers laquelle convergent toutes les informations d’origine visuelle. Mais pourquoi s’attarder, dans cette courte note, sur cette aire précise alors que d’autres régions de l’hémisphère gauche jouent également un rôle très important dans la compréhension du sens de la lecture ? D’abord parce que M.DEHAENE lui accorde, à juste titre, une place fondamentale dans ses travaux. Ensuite, parce que certains ont voulu voir dans cette région du cerveau qui reconnaît « la forme écrite des mots » un argument « scientifique » susceptible de « prouver » l’existence du caractère global de la lecture. M.DEHAENE fournit à cette affirmation erronée une réponse sans ambiguïté : « La reconnaissance visuelle des mots ne repose pas sur une appréhension globale de son contour, mais sur sa décomposition en éléments simples, les lettres et les graphèmes. La région corticale de la forme visuelle des mots traite toutes les lettres du mot en parallèle, ce qui, historiquement est responsable de l’impression de lecture globale…l’immédiateté de la lecture n’est qu’une illusion, suscitée par l’extrême automatisation de ses étapes. » (page 297).

J’ai écrit, dans mes études précédentes, que si une aire de l’hémisphère gauche avait la possibilité de reconnaître la forme écrite des mots, ce travail ne pouvait se réaliser qu’en comparant un à un chacun des éléments qui les composent avec ceux contenus dans les mots dont elle a gardé le souvenir graphique en mémoire. Il s’agit bien là d’un travail de synthèse des éléments préalablement analysés qui est aux antipodes d’une vision globale du mot. Je constate avec satisfaction que les travaux de M.DEHAENE se situent sur cette ligne. Ce point constitue un élément essentiel à opposer aux tenants des méthodes globales et apparentées pour leur en démontrer le non sens neurologique. L’existence d’une aire qui ne peut aborder la compréhension d’un mot écrit que par synthèse des éléments qui le composent exclut toute possibilité d’accès au sens du mot vu dans son ensemble et élimine toutes les hypothèses qui assimilent la perception du mot à celle de l’image.

Il me parait utile de signaler dès maintenant une ambiguïté apparente qu’il faut impérativement clarifier dans les propos de M.DEHAENE. Lorsque celui-ci parle de « méthodes globales » il associe, de toute évidence, dans cette formulation l’ensemble des pédagogies globales et semi-globales, termes qui recouvrent la quasi-totalité des pédagogies actuellement en vigueur dans l’Education nationale (méthodes mixtes, naturelles, par hypothèses, ou intégratives). Quelques exemples suffisent à s’en convaincre. Il considère que l’apprentissage du lien entre phonèmes et graphèmes doit être effectué exclusivement à partir de mots contenant des graphèmes connus et en cours d’apprentissage (page 304). Ceci exclut l’emploi d’une méthode ou les graphèmes sont découverts dans des mots et phrases contenant des éléments graphiques qui n’ont encore jamais été étudiés, ce qui se retrouve dans toutes les méthodes autres que les méthodes alphabétiques. D’autres part, il écrit (page 292) : « Dans les faits, quoique officiellement vouée aux gémonies, la méthode globale continue d’infiltrer les programmes » et il ajoute que le ministre L.FERRY avait déclaré que « le problème est aujourd’hui celui des méthodes mixtes où l’élève apprend par exemple à reconnaître globalement son nom avant de savoir le décomposer en syllabes». Il rappelle également que M. de ROBIEN a précisé que « des méthodes à départ global continuent d’exister ». Il paraît donc évident que M.DEHAENE est conscient de l’existence des méthodes semi-globales et qu’il les intègre toutes dans l’appellation « méthodes globales ». Ce regroupement est une évidence sur le plan neurologique puisque ces deux types de pédagogie font toutes preuve de la même méconnaissance des mécanismes de la lecture, conduisent au même type d’erreurs et au même handicap concernant l’accès au sens du texte lu. Cependant, cette formulation risque d’être perçue de manière restrictive par certains lecteurs intellectuellement peu rigoureux ou tout simplement partisans qui peuvent l’utiliser pour prétendre que les conclusions de M.DEHAENE sont désormais obsolètes dans la mesure ou les méthodes entièrement globales ne sont plus utilisées. Il eût donc été préférable que l’auteur précise plus clairement sa pensée sur ce point d’une grande importance.

Le « recyclage neuronal »

Un des apports essentiels de cet ouvrage concerne la réflexion menée sur l’évolution du cerveau de l’homme au fil du temps et l’introduction du concept de « recyclage neuronal » destiné à permettre d’adapter la réponses des neurones aux variations des stimuli visuels. Cette évolution a conduit, selon l’auteur, à la création d’un « alphabet élémentaire de formes » élaboré à partir de perceptions visuelles de formes dans l’espace (droites, intersections de droites, de lignes courbes, angles, etc.) combinées entre elles dont sont issues les lettres. La reconnaissance des formes de cet alphabet s’opère sur le mode combinatoire. M.DEHAENE montre par une étude comparative de divers alphabets que ces éléments visuels de base se retrouvent assemblés de manières différentes selon les cultures mais sont présents dans toutes les langues quelle qu’en soit la nature graphique. Cette très intéressante approche conduit à l’hypothèse que les formes constituant les différents types d’écriture sont directement liées aux capacités de perception du système visuel et aux possibilités qu’a acquis le cerveau pour les traiter. Cette théorie du langage écrit a pour intérêt de montrer qu’il existe chez l’homme une capacité innée à percevoir les formes visuelles mais que le cerveau utilise cette faculté pour l’adapter à ses besoins de compréhension et d’expression. On comprend, dans cet exemple précis de l’accès à l’écrit, en quoi deux facteurs trop souvent opposés, l’inné et l’acquis, sont profondément imbriqués l’un dans l’autre et pourquoi cette opposition simpliste est dénuée de sens : l’acquisition d’une compétence neuronale complexe comme celle du langage écrit est à la fois le résultat d’un déterminisme génétique dont il n’est pas possible de s’abstraire mais aussi d’une marge d’adaptation des structures neuronales à leur environnement qui permet d’acquérir de nouvelles potentialités d’action. C’est le concept de « recyclage neuronal » qui donne au cerveau cette capacité d’adaptation qui, selon S.DEHAENE, apparaît comme indispensable pour expliquer sa plasticité. J’ajouterai que c’est parce que certains neurones peuvent infléchir leur spécificité d’action qu’ils permettent la récupération de fonctions, par exemple motrices, altérées par des évènements pathologiques. Cependant, les capacités d’adaptation des neurones ne sont pas infinies et restent liées aux contraintes organiques que la nature nous impose. S.DEHAENE écrit: « Notre histoire évolutive, par le biais de notre patrimoine génétique, spécifie une architecture cérébrale contrainte mais partiellement modifiable, qui délimite un espace d’objets culturels apprenables. De nouvelles inventions culturelles sont possibles, mais seulement dans la mesure où elles s’ajustent aux contraintes de l’architecture de notre cerveau et entrent dans son enveloppe de plasticité. » (page 199). Ceci doit nous inciter à la modestie : nous pouvons, certes, concevoir de très nombreux modes d’apprentissages nouveaux mais ceux-ci ne donneront des résultats optimisés que dans des limites fixées par notre nature même. Cette réalité organique ouvre la route à de vastes perspectives philosophiques. Ramenée à l’apprentissage de la lecture, l’application du principe du « recyclage neuronal » fait écrire à l’auteur que «.. son efficacité doit dépendre du degré de reconversion neuronale nécessaire ainsi que de l’adéquation de la méthode d’enseignement avec la structure préexistante de nos réseaux cérébraux » (page 232). Dans ces conditions, on comprend sans peine, qu’avant de proposer des techniques pédagogiques, il faille d’abord comprendre quels sont les principes de base qui régissent cet apprentissage. Nier cette évidence conduit à prendre le risque de proposer des méthodologies apparemment séduisantes mais construites à partir de théories qui ne s’ajustent pas « aux contraintes de l’architecture de notre cerveau » et n’entrent pas « dans son enveloppe de plasticité ». C’est très exactement ce qui me fait écrire depuis quatorze ans que l’optimisation de l’action pédagogique ne peut être obtenue qu’en respectant les exigences du fonctionnement cérébral et en lui apportant les éléments dont il a besoin pour accomplir son travail.

Parmi les exigences de la neurologie cérébrale figure la nécessité de prendre en compte ses techniques de travail. M.DEHAENE montre clairement que le traitement de l’information part toujours du niveau le plus simple pour aboutir aux plus complexes. C’est la structure du cerveau, faite d’arborescences de neurones, qui détermine ce parcours. Les données issues du niveau antérieur de traitement de l’information sont regroupées en ensembles de plus en plus grands qui nécessitent un mode de travail auquel il ne nous est pas organiquement possible de nous soustraire. Voilà bien un élément qui justifie pleinement l’approche alphabétique de la lecture dont le principe de base consiste à faire apprendre les correspondances entre les sons élémentaires de la langue orale (les phonèmes) et les signes graphiques qui les représentent (les graphèmes) puis à, regrouper ces éléments dans des ensembles de plus en plus grands.

Les pédagogies de la lecture

Le raisonnement de M.DEHAENE le conduit inévitablement à s’interroger sur les procédés pédagogiques les mieux adaptés à l’apprentissage de la lecture.

Bien que refusant de se substituer aux enseignants dans ce débat qui soulève les passions, il a le courage de tirer les conclusions qui s’imposent des données scientifiques dont il fait état.

Mais, avant d’aborder le cœur du sujet, il déplore le manque d’intérêt porté au développement de l’enfant dans les premières années de la vie. C’est, en effet, au cours de cette période que la plasticité neuronale est la plus développée afin de permettre les apprentissages de base et l’adaptation de chaque enfant à l’environnement qui lui est propre. Ce qui est vrai pour les conditions de vie l’est aussi pour le langage. M.DEHAENE écrit (page 262) : « …le modèle du recyclage neuronal nous incite également à examiner une période du développement qui n’est presque jamais discutée dans les débats sur l’apprentissage de la lecture, celle des toutes premières années de vie, de 0 à 5 ans. …Le développement linguistique et visuel de l’enfant, avant même qu’il n’apprenne à lire joue donc un rôle essentiel dans la bonne préparation du cerveau à la lecture. »

Comment n’applaudirais-je pas à cette réflexion ? C’est parce que j’ai mesuré l’importance du développement cérébral durant cette première période de la vie que j’ai écrit, pour les parents qui souhaitent aider leurs enfants à tirer le meilleur parti de leurs aptitudes, mon ouvrage titré « Bien parler, bien lire, bien écrire. Donnez toutes leurs chances à vos enfants. » (*2). Ce guide propose aux parents tout un ensemble d’exercices destinés à préparer l’apprentissage ultérieur du code alphabétique et l’accès au sens de l’écrit.

L’auteur se pose ensuite cette question essentielle : « Quels enseignements pouvons-nous tirer de recherches sur la lecture afin d’améliorer l’efficacité avec laquelle notre système éducatif la transmet aux enfants ? »

Il écrit (page 264) : « …on estime que l’enfant de 5 ou 6 ans possède une représentation détaillée de la phonologie de sa langue, un vocabulaire de plusieurs milliers de mots, et une maîtrise des principales structures grammaticales et de la manière dont celles-ci véhiculent le sens ». Il précise, à juste titre, que la prise de conscience des phonèmes est essentielle à la lecture mais qu’elle n’est pas « automatique ». En effet, de nombreux travaux montrent que 40% des enfants ne parviennent pas, à cet âge, à discriminer les sons de la langue orale. On retrouve ici la nécessité d’un travail portant sur leur écoute et leur discrimination dans la petite enfance. Mais, comme le dit très justement M.DEHAENE, cette aptitude à différencier les sons les uns des autres est elle-même facilitée par l’apprentissage du principe alphabétique. On remarque bien ici, une fois de plus, le caractère bouclé de tous les phénomènes neurologiques qui interagissent les uns sur les autres et se renforcent mutuellement. Encore faut-il, pour qu’ils y parviennent, que les techniques pédagogiques utilisées permettent un apprentissage optimisé du code alphabétique en réduisant au maximum les risques d’erreurs dans l’établissement des correspondances phono-graphémiques. Seules les pédagogies alphabétiques répondent à cette exigence.

M.DEHAENE condamne sans appel les méthodes globales. Il précise (page 290) : « …l’impression d’une reconnaissance immédiate et globale des mots » est « une intuition trompeuse »…
« Notre cerveau ne passe pas directement de l’image des mots à leur sens. … Celui-ci (le mot) est disséqué, puis recomposé en lettres, bigrammes, syllabes, morphèmes…la lecture parallèle et rapide n’est que le résultat ultime, chez le lecteur expert, d’une automatisation de ces étapes de décomposition et de recomposition. Le but de l’enseignement de la lecture est donc clair : il faut mettre en place cette hiérarchie dans le cerveau, afin que l’enfant puisse reconnaître les lettres et les graphèmes et le transformer aisément en sons du langage. Tous les autres aspects essentiels de l’écrit – apprentissage de l’orthographe, enrichissement du vocabulaire, nuances de sens, plaisir du style – en dépendent directement.
Ce n’est pas rendre service à l’enfant que de lui faire miroiter les plaisirs de la lecture sans lui en donner les clés. Le décodage phonologique des mots est l’étape clé de la lecture. ». Et il ajoute ces phrases capitales qui ne peuvent que glacer d’horreur les grands défenseurs des méthodes censées partir du sens pour faciliter la compréhension : « Point crucial : l’apprentissage explicite des correspondances graphèmes-phonèmes est le seul à offrir à l’enfant la liberté de lire, car lui seul donne accès à de nouveaux mots. » et « les enfants qui ont appris avec une méthode globale sont, non seulement moins performants dans la lecture des mots nouveaux, mais également moins rapides et moins efficaces en compréhension de textes. » (page 301). C’est bien ce que confirment des études sérieuses effectuées en ce domaine. M.DEHAENE en cite certaines dans sa bibliographie. D’autres travaux parviennent aux mêmes conclusions. (*3). C’est aussi ce que je constate, hélas, dans ma pratique journalière.

Enfin l’auteur ajoute : « N’en déplaise aux relativistes de tout poil, on n’apprend pas à lire de cent manières différentes. Chaque enfant est unique…mais lorsqu’il faut lui apprendre à lire tous ont le même cerveau qui impose les mêmes contraintes et la même séquence d’apprentissage. »

Comment faut-il donc procéder pour respecter ces « contraintes » cérébrales que la nature nous impose ?

M. DEHAENE dégage les grandes lignes de ce que j’ai coutume d’appeler « le cahier des charges de toute bonne méthode d’apprentissage de la lecture et de l’écriture ». Ses réflexions et conclusions en ce domaine sont pratiquement identiques à celles que j’ai définies et mises en œuvre dans la méthode Fransya que j’ai créée il y a onze ans. Déjà, à cette époque, nous disposions d’éléments suffisants pour élaborer une pédagogie optimisée. Les apports scientifiques de ces dernières années n’ont fait que confirmer le bien fondé des choix opérés à cette époque. C’est donc aujourd’hui une grande satisfaction pour moi de constater que M.DEHAENE se situe strictement sur cette même ligne. Je me contenterai donc de citer l’essentiel de ses propos (pages 302-307).

«Dès son plus jeune âge des jeux simples prépareront l’enfant à la lecture, tant sur le plan phonologique en lui faisant manipuler les sons du langage (rimes, syllabes phonèmes), que sur le plan visuel en lui faisant reconnaître, mémoriser et tracer la forme des lettres….on aura soin d’orienter très soigneusement les lettres.…Les écrire ou les tracer du doigt contribue certainement à franchir avec succès cette étape importante»

« …les correspondances entre graphèmes et phonèmes devront être enseignées d’une façon tout à fait explicite, et sans craindre de se répéter…. Les graphèmes seront introduits dans un ordre logique. …A chaque étape de l’apprentissage de la lecture, les mots et les phrases proposés à l’enfant ne doivent faire appel qu’aux seuls graphèmes et phonèmes qui lui ont été explicitement enseignés ».
« Toute cette mécanique de la lecture doit mener au sens…Chaque acte de lecture devra mener à des mots ou des phrases compréhensibles de l’enfant, que celui-ci peut résumer ou paraphraser. »

« C’est pour la même raison – ne pas distraire l’attention de l’enfant du niveau des lettres – que je me méfie des manuels de lecture trop beaux, émaillés de plus d’images que de textes….Il faut lui (l’enfant) rappeler que la lecture exige un effort qui porte sa propre récompense, la compréhension du message codé. »

Les lecteurs qui connaissent mes diverses publications et la pédagogie que j’ai créée comprendront sans peine que je me trouve - enfin ! - moins isolée dans mon combat. Le fait qu’un membre éminent de la communauté scientifique publie en France un ouvrage qui aboutit aux conclusions auxquelles mes modestes travaux solitaires de recherche appliquée m’ont conduite est pour moi un grand réconfort.

Les dyslexies

L’auteur traite ensuite des dyslexies. Il en présente une étude basée sur les anomalies anatomiques du cerveau et leur évolution au cours de la rééducation. A une époque où les théories psychosociales sortent souvent de leur domaine de compétences pour expliquer des phénomènes dans lesquels l’organicité joue un rôle prépondérant, il est bon d’entendre un scientifique dénoncer « les idées fausses qui relèvent, encore trop souvent, du prêt-à-penser sur le cerveau et son fonctionnement » conduisant à des erreurs parmi lesquelles figure « …l’idée que toutes les aides qu’on apporte à l’enfant, les cours, les séances d’orthophonie, la rééducation, l’écoute et le dialogue n’interviennent qu’à un niveau « psychologique » bien distinct du niveau cérébral. Comment toutes ces interventions pourraient-elles changer quoi que ce soit à une pathologie des circuits neuronaux ? » L’auteur ne nie pas l’intérêt de l’approche psychologique mais affirme « que l’opposition des sciences de la psychologie avec celles du cerveau est dépourvue de tout fondement. » Il n’est plus possible, en effet, de nier aujourd’hui le caractère organique de la dyslexie. Celle-ci s’accompagne de modifications dans l’anatomie du cerveau que les procédés actuels d’exploration permettent de visualiser ainsi que les changements qui y sont introduits par la rééducation. Ceci doit nous faire prendre conscience de l’importance du rôle du pédagogue. Par ses choix, il va imprimer sa marque dans le cerveau de l’enfant. Le résultat anatomique ne sera pas identique s’il choisit des techniques d’apprentissages qui facilitent ou contrarient les exigences fonctionnelles des neurones et la constitution des circuits qui les relient. Lorsqu’on sait que le développement de la pensée conceptuelle est étroitement lié à celui du langage, on mesure sans peine le poids de la responsabilité qui pèse à la fois sur les parents et les enseignants dans la structuration des jeunes cerveaux dont ils doivent guider l’évolution.

Un exposé très intéressant sur la perception des symétries dans le champ visuel, l’écriture en miroir et l’étude de certains syndromes neurologiques conduit M.DEHAENE à élargir le champ des perturbations habituellement prises en compte dans la dyslexie. Il est vrai que, trop souvent, son étude se réduit à sa composante phonologique. Ceci signifie que la difficulté de discrimination des phonèmes est considérée comme la cause pratiquement unique de l’incapacité de rattacher les sons aux signes graphiques qui les représentent. Cette anomalie est, certes, très fréquente chez les dyslexiques mais l’auteur regrette - et je partage entièrement son point de vue – que la recherche ne porte pas plus d’attention à la reconnaissance des formes et aux diverses anomalies qui peuvent influer sur la perception des objets visuels dans cette pathologie. L’existence d’une voie visuelle spécialisée dans la reconnaissance de l’orientation des lettres dans l’espace et ses connexions avec les autres aires impliquées dans le langage laisse en effet penser qu’il existe probablement d’autres types de dyslexies, ce qui apporterait peut-être, selon l’auteur « une justification des succès qu’obtiennent certaines méthodes d’enseignement de la lecture qui reposent au premier chef sur l’activité motrice de l’enfant ». C’est le cas des écoles Montessori qui font « tracer du doigt à l’enfant le contour de grandes lettres en papier de verre». En ce qui me concerne, j’ai repris cette technique pédagogique car j’ai pu en constater l’efficacité ainsi que celle qui consiste à tracer la forme de la lettre avec le doigt dans l’espace, dans un plan vertical. J’ai pu lire avec plaisir sous la plume de l’auteur que des travaux récents, cités dans sa bibliographie, confirment que « chez l’enfant normal » une « méthode multisensorielle était plus efficace qu’un simple entraînement phonologique et visuel ». L’étude des performances des enfants en difficultés dans l’apprentissage de l’écrit que j’ai rencontrés m’a appris la fréquence des difficultés qu’ils éprouvent dans la reconnaissance des formes et le repérage spatial. J’ai pu constater combien l’introduction d’exercices de motricité, d’orientation dans l’espace, de stimulation de la mémorisation de la forme des graphèmes par le geste, le toucher et la manipulation des unités graphiques pour former des mots, associée à des exercices de discrimination des phonèmes, donne des résultats spectaculaires dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, aussi bien chez l’enfant sans handicaps que chez le dyslexique.

Enfin, je sais gré à M.DEHAENE d’insister sur le fait que le diagnostic de dyslexie ne doit pas être perçu comme une fatalité qui conduit inéluctablement à l’échec. Il existe, en effet, des techniques de rééducation très efficaces qui permettent aux enfants dyslexiques de vaincre leur handicap. J’ajouterai que l’usage d’une bonne pédagogie de la lecture et de l’écriture peut, non seulement corriger les dyslexies déclarées, mais aussi en empêcher le développement chez les enfants qui sont porteurs de signes annonciateurs de cette perturbation d’apprentissage du langage écrit.

L’avenir de la lecture

Au terme de son ouvrage, M.DEHAENE élargit ses propos à l’ensemble du développement cognitif. Il souhaite que la démarche appliquée à la compréhension de la lecture puisse s’étendre à d’autres activités intellectuelles très élaborées avec l’espoir de percer toujours un peu plus les mécanismes qui conduisent à mieux appréhender les comportement culturels de l’Homme. En ce qui concerne la lecture, il appelle de ses vœux la mise en place d’expérimentations destinées à comparer les résultats des différentes approches pédagogiques. Cette demande rejoint mes préoccupations car, si certains, même à de très haut niveau de responsabilités, refusent d’admettre, pour des raisons obscures, qu’une approche scientifique des mécanismes d’apprentissage puissent avoir des conséquences pédagogiques, que pourraient-ils objecter aux résultats d’expériences comparatives, menées de manière rigoureuse avec l’aide de statisticiens à la compétence reconnue ?


Quant à l’avenir de la lecture, je suis, certes, en total accord avec l’auteur lorsqu’il écrit : « Les neurosciences de la lecture montrent que chaque cerveau d’enfant dispose de circuits neuronaux capables d’apprendre à lire ». Chaque Homme, en effet, possède les structures nécessaires à cet apprentissage fondamental et il y a toutes les raisons de croire que la suite de son évolution lui permettra de perfectionner les circuits cérébraux qui mènent à la compréhension de l’écrit. Par contre, en ce qui concerne les compétences en lecture des jeunes enfants actuels et des futures générations, je ne peux partager l’opinion de M.DEHAENE lorsqu’il ajoute : « C’est pourquoi je reste résolument optimiste, en dépit d’un incessant battage médiatique qui insinue qu’un fraction toujours croissante de nos concitoyens ne sait pas lire » (page 422). Le rapport 2007 du Haut Conseil de l’Education vient, en effet, de confirmer une triste réalité : 40 % des élèves qui entrent en 6ème ne maîtrisent pas les compétences de base, en particulier en lecture et écriture. M.DEHAENE considère que ce n’est que « tout récemment que le ministre de l’Education nationale a exprimé, l’inutilité de ces pratiques (les méthodes globales) et les a officiellement proscrites ». En déduit-il l’espoir d’un renouveau pédagogique ? M. de ROBIEN a, il est vrai, condamné, dans ses discours, les méthodes globales mais, contrairement à ses propres déclarations, il a rédigé en mars 2006 un arrêté qui a aujourd’hui force de loi et interdit… l’emploi des méthodes alphabétiques ! Il y est, en effet, stipulé : « Pour ce faire (déchiffrer), on utilise deux types d’approches complémentaires : analyse de mots entiers en unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises, synthèse à partir de leurs constituants, de syllabes ou de mots réels ou inventées ». Cette formulation exclut, certes, la pratique des méthodes entièrement globales qui ne font appel qu’à l’analyse des mots entiers mais elle s’oppose également à l’emploi des méthodes alphabétiques qui ne partent jamais des mots entiers et sont dans l’impossibilité d’utiliser les « deux types d’approches complémentaires » préconisées. Seules les méthodes semi-globales répondent à ce double objectif. Ce texte qui fut, bien évidemment, salué par les adversaires des méthodes alphabétiques, permit à M.GOIGOUX, professeur des Universités à l’IUFM d’Auvergne - un des maîtres les plus influents de la pédagogie moderne - d’écrire dans son ouvrage « Apprendre à lire à l’école » publié en août 2006 : « …, les programmes … ne laissent pas le choix aux enseignants. Leur dernière version (2006) stipule sans ambiguïté qu’il faut recourir aux deux procédures, (NDR. analyse et synthèse) plaçant ainsi « hors jeu », et la méthode synthétique qui exclut l’analyse et la méthode globale qui exclut la synthèse. Il ne faut donc pas croire ceux qui affirment que la méthode syllabique est préconisée.» Les inspecteurs qui sanctionnent actuellement les maîtres courageux qui appliquent des méthodes alphabétiques sont donc entièrement dans leur droit quand ils leur affirment que l’emploi des méthodes alphabétiques est illégal !

Il y a donc tout lieu de craindre que de nombreuses années passent encore avant que les conditions d’apprentissage de la langue écrite ne soient conformes aux exigences du fonctionnement cérébral. Puisse l’ouvrage de M.DEHAENE contribuer à faire comprendre le drame que constitue l’usage de pédagogies qui refusent de prendre en compte les réalités que la nature nous impose au profit d’une philosophie constructiviste qui condamne l’enfant à découvrir par lui-même les savoirs qu’on refuse de lui transmettre explicitement. Puisse-t-il également contribuer à ce que les responsables de l’Education nationale comprennent enfin que la seule manière de juger de l’efficacité des diverses pédagogies consiste à réaliser une expérimentation sérieuse permettant d’en comparer les résultats. Au moment où les jeunes Français se classent en 27ème position sur 45 Etats participant à l’étude PIRLS 2006, et sont précédés par les élèves de 14 pays européens (*4), il serait plus que temps de regarder la réalité en face pour leur offrir, et particulièrement aux plus défavorisés d’entre eux, des techniques d’apprentissage qui leur permettent d’accéder au savoir et de développer, le plus efficacement possible, leurs potentialités.




(*1) G Wettstein-Badour
Travaux de recherche appliquée sur
http://cerveau-et-lecture.blogspot.com

(*2) « Bien parler, bien lire, bien écrire. Donnez toutes leurs chances à vos enfants ». Editions Eyrolles.

(*3) The Effects of Synthetic Phonics Teaching on Reading and Spelling Attainement.
A seven year longitudinal study.
Rhona Johnston and Joyce Watson
Fébruary 2005.

(*4) PIRLS 2006
International Repport
IEA’s Progress in International Reading Literacy Study in Primary Schools in 40 Countries.